Mon coeur n’a plus 20 ans
Par Elena Stoodley
Sur mon coeur, j’ai gravé “Envoie” et sous ma nuque, “Reçois.” Deux heures de souffrance pour dénouer mes pensées. Ma tête et mon coeur ne s’entendent pas souvent.
J’ai fouillé dans tes bijoux après 20 ans d’absence. Oubliés dans un tiroir chez ta soeur jusqu’à aujourd’hui. Ils étaient ternes et brillants comme mes souvenirs de toi. Ceux que j’ai inventés, ceux que j’ai modifiés. Ceux que j’ai gardés et racontés au présent en bouchant les silences de grands sourires pour qu’on oublie de me demander où tu te trouves maintenant. J’ai vécu 20 ans comme ça. 20 ans à rassurer le malaise des autres quand je leur apprends où tu te trouves maintenant. 20 ans à cacher combien de fois j’ai tenté de te rejoindre. 20 ans à écouter les autres parler de toi d’une manière que je ne connais pas. Je veux toujours te rejoindre. Tout le temps. Mais ce n’est pas quelque chose qui se dit après comment ça va, tu vois?
Il y a quelques jours, tu es venue en songe à une voyante pour passer un message à ma soeur. La voyante t’a décrite comme une femme qui a eu une vie douloureuse et entièrement dédiée au coeur et à l’esprit de ses enfants. On a dû l’apprendre d’une inconnue qu’il a fallu payer, je ne t’ai jamais entendue te plaindre. Tu n’as jamais levé la voix.
Pourtant je savais. Je ne savais juste pas comment ça s’appelait.
Mais moi, je me plains tout le temps. De choses qui te seraient probablement banales. Je me plains de bagarres sur facebook, chez toi, on n’appelait pas avant d’entrer. Je me plains du racisme, du sexisme, de mysoginoir.
Tout ça, ça veut dire quoi quand on sait qui on est? Tu as toujours été si fière d’être haïtienne, tout en voulant rester vivre ici. Moi je cherche toujours qui je suis. Mon pays, c’était toi. Alors quand on me dit retourne chez toi, je ne sais pas où aller. Je passe mon temps à chercher des mots sur ce que tu vivais et qui t’auraient probablement fait rire. Tu es venue dans un pays de blancs, leur omnipotence n’est pas nouvelle. Pour moi, elle est synonyme d’effacement. Je dois me faire petite pour survivre car tout ce qu’on fait dérange. Notre joie dérange , notre peine dérange. Et je ne sais pas comment me taire. Mon héritage est rebelle. Je me plains de ma sécurité mentale. Tu as quitté un pays meurtrier sans te plaindre. Je me plains des hommes absents, tu en as marié un.
On te disait coquette.
J’ai un sale caractère, je m’habille pas cher, je ne me rase pas toujours, je mange sans vergogne et aime parler de pets. Je travaille dans le domaine que j’ai étudié, j’arrive même à voyager quand toi, on t’a snobé tes diplômes jusqu’au point de te dire que tu étais surqualifiée. Mais je me plains encore.
Tu vois !?
Comment tu faisais?
J’ai appris cette année, que chez toi, le samedi matin, tu allais chercher tes nièces pour les amener à la plage y réciter des poèmes et chanter des anthèmes. Et à votre retour, tu leur faisais du pudding à la cassave. Je ne me rappelle pas de ta voix. Tu permettais toujours aux autres de parler et de construire, structurer leur idées, tu aimais nous faire lire et discuter et notre activité préférée à mes soeurs et moi était de passer des heures à la bibliothèque du quartier.
Tu as eu une vie difficile que je ne connaîtrai jamais parce que tu étais dédiée à construire nos esprits et nos coeurs.
Mon coeur et mon esprit sont forts mais ils ne savent pas comment se parler.
J’ai gravé sous mon bras, le jour où tu es née. Parce qu’après 20 ans où je célébrais ton absence, j’avais besoin que tu me dises comment on fait pour continuer sans avoir à se battre tout le temps.
Je suis fatiguée